🇫🇷 Pierre et Solène 

 Â« Qu’as-tu donc, SolĂ©ne ? Tu ne dis rien. Â»

Un simple regard tombant lui servit de réponse.

« Tu ne dis rien. Â»

Cette fois ci, le ton se faisait reprochant. Quelques secondes…

« Tu ne dis toujours rien. Â»

La critique s’élevait dans le vide et la chambre louĂ©e Ă  bas prix, vide de toute chose hormis du strict nĂ©cessaire – matelas vĂ©tuste, robinetterie et mobilier de cuisine essentiel, faisait caisse de rĂ©sonnance et la phrase occupait l’air, et l’époux hoquetait de tristesse :

« Encore… rien. Jamais… rien. Â»

Tourbillon brun. La jeune fille roula sur le lit. Une face tournée vers le plafond, creusée de regrets et sillonnée de larmes, mais des joues d’un rose encore et toujours pétillant.

« Il n’y a rien Ă  dire, Pierre. J’en ai toujours trop dit. Â»

Il s’inquiéta, mordit sa lèvre pulpeuse et se releva prestement. Son torse glabre émergea de sous la couverture, qui ne couvrit alors que ses jambes.

« T’avoir me rassurerait. Â»

Il s’approcha, et baisa son front, solennellement. Une main arachnide se glissa sous la mâchoire cubique de la jeune fille.

 Â« Je ne veux pas, Pierre. Â»

La main s’éloigna. Et en soufflant de soulagement, elle soufflait, Ă©tendait dans cette pièce, une poisseuse atmosphère. Elle voulait sortir, mais de quel droit ? Il Ă©tait lĂ  pour elle, rien que pour elle. Mais en fermant les yeux, une blondeur l’aveugla.

« Ă‡a suffit. Â»

Elle se leva en un mouvement. Alors qu’il n’y avait pas de place pour le présent, elle ne pouvait laisser l’absente s’immiscer dans son esprit. D’un geste fébrile mais assurée, elle enfila ses chaussettes, alors que l’autre lui tournait le dos, face au mur. Deux doigts entre la sole et la semelle, voilà comment elle enfilait ses chaussures. C’était un moyen comme un autre pour une personne en quête d’efficacité.

Elle se pinçait, se coinçait les doigts. Ce geste maladroitement automatique était la perpétuation d’une mauvaise habitude, celle qu’on pense pouvoir changer, en vain. Mais difficile de desserrer ses lacets, de sortir de cet habituel carcan chaussuresque lorsqu’il semble épouser nos pas et nous aider à avancer.

« Tu penses vraiment pouvoir sortir, dans cet Ă©tat ? Reviens te coucher. Dors un peu. Nous irons manger dehors, après, lorsque tu seras calmĂ©e. Â»

« Je ne veux pas, Pierre. D’ailleurs, j’ai dĂ©jĂ  mes chaussures. Â»

C’était à présent son tour de répondre par le silence. Elle lui jeta un coup d’œil, à deux reprises, l’un furtif, l’autre plus insistant, cherchant à déceler une ombre de tristesse le long de ses traits marbrés. Ce n’était pas difficile, tout déconfit qu’il paraissait alors.

De la faiblesse, pensa-t-elle, de la gelée de fenouil. Spongieux, dénuée de carrure émotionnelle et entêtante, d’une odeur répugnante. Il était.

Mais Solène ne put franchir la porte. Elle glissa à même le sol, accroupie, et pleura, encore, à son tour. En approchant ses gros genoux de sa poitrine menue, elle se cogna le menton, mordant violemment sa langue. L’âcre goût que prit alors sa salive vint la punir de ses pensées impies.

« Il m’a aidé… Toujours. Tout le temps… Â» pensait-elle, toute frissonnante de ses angoisses. « Il risque de ne plus revenir. Â» Le goĂ»t mĂ©tallique, de son propre sang, envahissant sa bouche la dĂ©bectait presque plus que l’idĂ©e de se retourner et de regarder Pierre, qui l’observait peut-ĂŞtre.

Mais non. S’il l’avait vu, le jeune homme l’aurait accablé d’un de ses doux mots d’amour, censé la réconforter. Ou pire, il aurait accouru et aurait tenté de relever son corps trop lourd. Elle aurait détesté. Sentir une âme familière et étrangère tenter de la sauver alors qu’elle-même était gênée par ses propres agissements. Impossible. La situation aurait été trop embarrassante pour vivre, ce ne serait, qu’un millième de seconde de plus. Et c’est bien pour cette raison, et juste pour cette raison, qu’elle s’appuya sur la poignée de la porte pour se relever.

« Je t’aime Pierre Â» dit-elle, dĂ©boussolĂ©e.

C’était l’assurance qu’il resterait.

Il ne répondit rien, empêtré dans un sommeil que les angoisses de sa prétendue âme-sœur n’avait pas empêché de survenir.

« Saloperie, Pierre. Â»

Elle ne pouvait plus rien faire, le piège s’était refermĂ©. Elle enleva ses chaussures, se remit sur le lit. Et tandis qu’elle Ă©touffait, son visage plaquĂ© au drap, le bras de son ami se posa, de manière propriĂ©taire, Ă  la lisière de ses fesses.   

***

« La dĂ©cision a Ă©tĂ© prise si rapidement… Retrouver la ville de mon adolescence sera assez drĂ´le, tu as raison. Mais Pierre a Ă©tĂ© mutĂ©, et je me dois de le suivre. A quoi bon le mariage, sinon ?  Ce n’est pas comme si j’avais connu Pierre sans son loup, hahaha ! J’espère avoir très bientĂ´t de tes nouvelles, n’hĂ©site pas Ă  m’envoyer des lettres (oui, je suis vieux jeu, mais le papier a un charme que n’auront jamais les mails ! C’est peut-ĂŞtre dĂ» au fait qu’il est fait Ă  partir d’un arbre, ĂŞtre vivant ? Oups, je divague, pour changer.)

Gros bisous,

Solène.

PS : Je ne te remercierai jamais assez de m’avoir trouvĂ© ce poste, LĂ©a. Hâte que tu lises mes articles. Â»

Elle déposa son téléphone et but une gorgée de thé noir au citron. Le thé noir n’avait de citronné que la rondelle de citron qui y avait été expressément rajouté par le serveur, à sa demande. Rondelle qu’elle avait écrabouillée – afin d’en libérer toutes les saveurs, avec les dents d’une fourchette. Fourchette posée sur la table alors qu’ils n’avaient absolument pas prévu de consommer quoique ce soit nécessitant une fourchette. Ou un couteau. Ou une cuillère, ou quelconques couverts.

Solène soupira d’insatisfaction.

« Tu ne m’en veux pas, Pierre ? 

– Non ! Â» Son non aux accents de nan, lancĂ© de manière enfantine et dĂ©sintĂ©ressĂ©e, tout en fixant un point au-dessus d’elle, l’agaça. Mais, se sentant coupable de la situation, elle tenta de ne pas laisser transparaĂ®tre ses Ă©motions. Peine perdue, les commissures de ses lèvres ne semblaient pas disposĂ©es Ă  remonter. Et, c’est en affichant une moue tordue, qu’elle continua :

« Sais-tu mĂŞme pourquoi je pense que tu pourrais m’en vouloir ?

A présent, il l’observait fixement. Elle baissa la tête, de peur qu’il remarque son nez trop grand.

« Je voulais savoir si tu m’en voulais de t’avoir obligĂ© Ă  passer une nuit Ă  Paris, avant de reprendre le train…

– Tu ne m’as obligé à rien du tout. Je peux comprendre pour tes amis, pour une fois que tu as l’occaz de les voir.

– Oui mais, tu as dĂ» payer une chambre, et la nourriture, changer les billets… Â»

Plus elle énumérait les complications survenues la veille, moins sa voix se faisait audible. Elle mâchait les mots, de sorte que son auditeur ne puisse tout comprendre, ou du moins, de façon à ce qu’il comprenne si vite, qu’il n’ait pas le temps de la juger. Qu’elle n’ait pas le temps de ressentir la gêne, qui la frapperait à coup sûr, si elle réalisait l’avoir réellement embêté. En réalité, relater de nouveau tout cela, était inutile puisque Pierre était acteur des évènements. Mais remettre de l’huile sur le feu, lui permettait de vérifier – une énième fois, que nul incendie n’allait se déclarer. Qu’aucun brasier n’allait détruire l’amour qu’il pensait lui porter. Il posa sa main sur l’avant-bras de sa femme, et le pressa doucement.

« Tout ce qui m’importe, c’est d’être avec toi. Â»

Trop simple, bien trop simple. Bien trop évident, pensait alors Solène.

🇫🇷 L’autre type de la maintenance

La première étape serait de prendre conscience de cette fumée. Celle qui pénètre nos poumons et les goudronne. Celle qui creuse ses lèvres, les fait saigner. Celle qui assèche ses yeux sans l’empêcher de pleurer.

Elle écrasa son mégot d’un geste mécanique. Pas sur le sol, évidemment. Elle pensait naïvement que prendre soin de les jeter changeait quelque chose. Tout comme elle pensait que fumer des roulés la tuerait moins vite.

L’ascenseur l’attendait. Le miroir aussi, qui lui renvoyait inlassablement le reflet de sa négligence. Elle ne s’était pas coiffée, portait un jean raide de crasse – qui pouvait sembler propre, et ce pull vierge de tâches mais embaumant du parfum chéri. Celui qu’elle pulvérisait chaque matin au creux de son cou, de ses poignées, sur le dit pull. Cela lui porterait chance, à coup sûr, lui rappelant l’amour qu’il lui portait et son dévouement sans faille.

Soupir. L’ascenseur Ă©tait arrivĂ©. Elle ne vivait pas très haut et vivait seule. Cette rĂ©sidence Ă©tudiante se voulait moderne, très branchĂ©e et certaines personnes devaient l’aimer, probablement. Elle, par contre, n’avait pas eu le loisir de se poser cette question. Se sentait-elle Ă©panouie ? Positif. Pourquoi ? Grâce Ă  son lieu de vie ? NĂ©gatif. Rien d’autre qu’une agrĂ©able prison capitaliste. Petit dĂ©jeuner gratuit ! Nous sommes gentils ! Restez chez nous, continuez Ă  payer ! Vous finirez bien par oublier que vous nourrir une fois toutes les deux semaines ne rembourserait qu’à peine 1% de la somme que l’on vous extorque.

Elle accrocha minutieusement sa vieille parka et balança son sac flambant neuf dans un coin de sa chambre, puis s’avachit sur sa chaise de bureau. Elle essaya en vain de la régler. Tant pis, son dos lui fera une fois de plus souffrir, elle finira bien par s’habituer et ne plus le sentir. Elle pianota sur son clavier pour faire réagir son ordinateur. L’onglet Twitter clignotait. Une image d’un barzoï, ce drôle de chien russe, au long nez plongé dans un gâteaux à l’air aussi pâteux que lui, la fit gentiment glousser. Elle voudrait lui papouiller le museau, gratter son ventre athlétique au pelage soyeux, l’embrasser derrière les oreilles. Elle éteint son ordi. Elle n’avait aucun chien dans son entourage et n’en aurait sûrement jamais. On tapa à la porte.

 Il Ă©tait pourtant 21h. Elle Ă©tait en plein travail, très occupĂ©e. Qui osait l’interrompre ? L’idĂ©e de se coiffer lui effleura l’esprit. Mais comment trouver le temps ? On avait tapĂ© Ă  sa porte et quelqu’un attendait. Elle aurait dĂ» se coiffer dans le passĂ©.

C’était la maintenance, pour la chasse d’eau. Un type mince, très grand, assez décharné, au visage marqué et aux cheveux non qualifiables.

« Bonsoir. Â» La photo du barzoĂŻ aperçu plus tĂ´t se superposa au faciès du visiteur. Rictus.

Elle ne savait pas trop quoi dire.

« Je peux rentrer ? Â»

Oui, pensa-t-elle. Elle s’écarta juste, plaquant sur son visage sa tête de convenance, cette tête qui se voulait assurée mais qui n’était en réalité qu’une expression gênée de gosse attrapé la main sur le chocolat de Pâques.

« D’accord, je vois le problème. Je reviens. Â»

Son français n’était pas parfait. Ce qu’il disait semblait correct, mais son accent et la manière de poser ses mots trahissait un background culturel différent. Ou peut-être n’était-ce que l’accent d’une province qu’elle ne connaissait pas, elle, petite parisienne, détachée du reste de la France.

Chasse d’eau réparée. Il parlait en même temps, elle ne l’écoutait qu’à moitié. Oui, je me plais ici. Oui, tout va bien. Oui, la ville est charmante, les gens très ouverts.

« Autre chose Ă  rĂ©parer ? Un problème avec le lit, vous avez dit. Â»

Ah. Oui. Elle trouvait ça nettement embarrassant.

« Le lit grince… Quand je bouge la nuit, il fait beaucoup de bruit, ça me rĂ©veille… Enfin, ça grince. Â»

Elle tentait de garder un air impassible. Gênant. Il lui semblait que le contexte dans lequel elle s’en était rendu compte s’était retrouvé gravé au fer chaud sur son front, au moment où elle avait prononcé ces mots.

Il attrapa solidement la chute du lit entre ses mains afin de l’ébranler. En effet. Le grincement familier ne manqua pas de se faire entendre. Elle recula de quelques pas, établissant inconsciemment une distance entre le type et sa personne.

« Je vais resserrer, mettre de l’huile. Â»

Elle ne voulait pas qu’on la perçoit comme ce type de personne et les gémissements du lit ouvrait une fenêtre sur sa vie.

Elle regarda le type extirper une clé – ou qu’importe le nom de cet outil, de sa salopette. Son visage respirait le calme, mais une veine battait à sa tempe. Il resserra fermement les vis. Tel un général sermonnant ses trouffions, il imposait la discipline à ces bouts d’acier. Pas de relâchement. Elle sourit, imaginant de géantes vis au garde-à-vous, tremblante de peur devant l’immense clé au buste étincelant de récompenses.

Il rangea la clé. Le spray d’huile finit la tâche. Il plia un genou et se remit sur ses pieds. Elle pourrait porter ses chaussures, pensa-t-elle, de grosses chaussures de chantier, au style rustique, abimé comme il faut – et qui tâchait son sol.

« Qu’est-ce que tu Ă©tudies ? Â»

Elle se colla contre le mur.

« De la finance. Â»

Il semblait étonné.

« Tu ne ressembles pas Ă  quelqu’un qui Ă©tudies la finance. Â»

C’était vrai.

« Et pourtant… Â» RĂ©pondit-t-elle, un peu distraite.

« Fini ? Â»

« Oui. Â»

Il se dirigea d’un pas franc vers la porte. Puis se retourna.

« Prochaine fois que tu fumes en bas, Ă  minuit, viens parler ou boire un thĂ©. Â»

Elle ne l’avait pourtant jamais vu et ne savait quoi répondre. Elle rigola de manière gênée. C’était lui qui avait rigolé durant tout le temps de sa visite, après ses nombreuses anecdotes, qui s’évaderaient très vite de sa mémoire. Cette fois, c’était elle.

« Hahaha… Oui ! Bonne nuit Ă  vous ! Â»

Elle se demanda si c’était approprié de lui dire bonne nuit alors qu’il travaillait de nuit. Il n’aurait pas de nuit. La porte se ferma. Elle était de nouveau seule, après cet étrange huis-clos.

Mais le lit ne grinçait plus.

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